Futur(s) | Le 5ème scénario
La guerre des modes de vie, une autre voie vers la décarbonation ?
Futur(s) est une newsletter hebdomadaire qui raconte les émergences du présent en fictions du futur. J’y partage ma veille et mes réflexions sur l’évolution de nos modes de vie. Nous sommes désormais 8 796 à imaginer les futurs ici.
Aujourd’hui, je vous partage une réflexion assez longue autour de la manière dont on envisage la transition environnementale. Un article de fond donc, je reprendrai les fictions dans les prochaines éditions !
En effet, depuis quelques années, institutions publiques et laboratoires d’idées se sont attelés à dessiner les contours de futurs décarbonés, à l’image de l’ADEME avec ses quatre scénarios « Vers une société bas carbone » à horizon 2050. Ces récits, utiles et pédagogiques, dessinent des chemins contrastés vers la neutralité carbone.
Mais une constante les relie : ces scénarios envisagent souvent la transition comme un processus essentiellement national, relativement pacifié, dans une Europe stable, solidaire et souveraine – un cadre de plus en plus hypothétique face aux tensions du monde réel.
Et si, demain, le maintien du mode de vie moderne devenait un objet de lutte géopolitique ? Et si la transition, loin d’être un projet de société apaisé, devenait un terrain d’affrontement mondial ?
Cet article explore un scénario alternatif, ouvert à la discussion. Il gagnera sans doute en finesse grâce à vos retours, critiques et compléments.
Bonne lecture et à votre écoute !
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L’angle-mort de nos scénarios de transition
Prenons les scénarios élaborés par l’ADEME dans son étude « Vers une société bas carbone » à horizon 2050, largement diffusée depuis 2021.
L’objectif de ce travail est d’explorer différentes voies permettant à la France d’atteindre la neutralité carbone tout en assurant un haut niveau de qualité de vie. L’ADEME y décrit quatre scénarios contrastés :
Scénario 1 | Génération frugale : il repose sur une transformation profonde des modes de vie. La consommation baisse, les biens sont mutualisés, la proximité redevient centrale. Ce scénario mise sur une mobilisation sociétale, voire culturelle, pour ancrer la sobriété dans le quotidien.
Scénario 2 | Coopérations territoriales : la transition est pilotée par les collectivités et les acteurs de terrain. Décentralisée, contextualisée, elle favorise les initiatives locales et les logiques d’ancrage.
Scénario 3 | Technologies vertes : les modes de vie évoluent peu, mais les émissions baissent grâce à une innovation technologique massive : captation du carbone, hydrogène, électrification à grande échelle. Ce scénario repose sur les grands acteurs industriels et l’État.
Scénario 4 | Pari réparateur : il repousse les transformations comportementales, et mise sur des solutions correctives, souvent coûteuses et complexes, pour réparer les dégâts climatiques et s’adapter aux crises.
Ces scénarios ont une grande vertu pédagogique. Ils permettent de visualiser des chemins possibles de transition, avec des arbitrages clairs. Ils ont d’ailleurs influencé de nombreux professionnels et institutions. Mais ils ont aussi un angle mort : la question géopolitique est largement absente de ces récits. La transition est pensée comme un processus interne, relativement pacifié, dans un cadre européen stable et coordonné.
Cette vision, très marquée par l’héritage politique européen, m’a rappelé cette phrase lue ici
“C’est en Europe qu’est née l’idée d’un monde sans guerre”
Une phrase qui souligne en creux notre biais culturel, d’autant plus frappant à la lumière du retour brutal des enjeux de puissance. Ces événements nous rappellent que la transition écologique ne peut être pensée hors du monde – ni hors des rapports de force qui le structurent.
Le capitalisme de la finitude
Dans Le monde confisqué : Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIᵉ - XXIᵉ siècle) (Flammarion, 2025), l’économiste Arnaud Orain décrit l’histoire longue du capitalisme comme une alternance entre deux cycles : le néolibéralisme, fondé sur l’abondance et la croissance mondiale, et ce qu’il nomme le capitalisme de la finitude, fondé sur la rareté, la compétition et l’accaparement.
Nous serions aujourd’hui entrés dans ce second cycle. Le basculement énergétique, la décarbonation des économies et la transition numérique nécessitent des ressources naturelles limitées : métaux rares, terres cultivables, matériaux critiques. Leur répartition est inégalitaire, leur disponibilité décroissante, et leur accès devient un enjeu stratégique.
Dans ce contexte, le moteur du capitalisme n’est plus la conquête de nouveaux marchés, mais la sécurisation exclusive des ressources. Cela installe durablement un climat de conflits, de négociations de pouvoir, voire de chantage.
Une question devient centrale pour l’auteur :
“Peut-on encore garantir un accès pacifique à ces ressources mondiales, dans un monde où les puissances s’affrontent pour préserver leur mode de vie ?”
La réponse d'Orain semble claire : probablement pas. L’interrogation qui en découle :
« Peut-on, dans un monde structuré par les rivalités impériales, continuer à vivre comme nous le faisons aujourd’hui ? »
Et j’ajouterais, dans ce contexte de rapports de force géopolitiques :
Peut-on espérer que TOUTES les Nations puissent accéder – ou continuer d’accéder – à un niveau de vie tel que celui que nous connaissons aujourd’hui ?
Et si préserver le mode de vie “moderne” devenait un enjeu géopolitique ?
Que se passerait-il si l’enjeu principal de la transition résidait dans la volonté de certains blocs de préserver leur mode de vie coûte que coûte ?
Dans cette hypothèse, la transition ne serait plus seulement une affaire énergétique ou technologique, mais un champ de bataille culturel et stratégique. Ce ne serait plus un horizon commun avec des trajectoires mondiales, mais un objet de compétition féroce entre puissances.
Essayons donc d’envisager à quoi pourrait ressembler ce scénario alternatif de décarbonation de l’économie française.
Ce projet ne pourrait plus être pensé comme un exercice autonome, planifié et pacifique. Il deviendrait un projet sous tension, modelé par les pressions internationales, les intérêts divergents, et les rapports de force. Il ne s’agirait plus de choisir entre des scénarios internes, mais de composer avec une réalité mondiale instable et parfois brutale.
Les modes de vie comme enjeu de souveraineté
Face à la raréfaction des ressources, les grandes puissances ne renonceraient pas à leur niveau de vie. Leur stratégie pourrait se résumer ainsi : préserver le confort intérieur en externalisant la sobriété. Cela signifierait réserver aux citoyens de leur pays l’accès aux ressources critiques, tout en imposant au reste du monde des contraintes écologiques rigoureuses — voire des sacrifices.
Ce scénario reconfigurerait la carte du monde autour de deux logiques : protéger son confort, et contraindre les autres.
La transition deviendrait asymétrique. Les pays les plus puissants imposeraient des standards environnementaux élevés non pour la justice climatique, mais comme outil d’influence : via les traités, les barrières commerciales, ou des politiques de conditionnalité environnementale.
Ce cadre installe une fracture politique fondamentale : la transition ne serait plus débattue collectivement, mais imposée de manière inégale, selon les intérêts géopolitiques des uns et les vulnérabilités des autres.
Une fracture politique autour des récits de la transition
Déjà Bruno Latour dans “Où atterrir ?”, nous donnait un indice de ce nouveau clivage politique :
“Chacun de nous se trouve donc devant la question suivante : "Est-ce que nous continuons à nourrir de rêves d'escapade ou est-ce que nous nous mettons en route pour chercher un territoire habitable pour nous et nos enfants ?"
Ou bien nous dénions l'existence du problème, ou bien nous cherchons à atterrir. C'est désormais ce qui nous divise tous, bien plus que de savoir si nous sommes de droite ou de gauche.”Bruno Latour, Où atterrir ?, 2017
Deux grands récits s'affronteraient alors :
Le récit conservateur dominant chez les grandes puissances
"Notre mode de vie est non négociable." Il est le reflet de l’expression de la puissance, et le soutien populaire tient dans cette promesse. Souveraineté alimentaire via les technologies, souveraineté énergétique, privatisation de la nature (carbone, biodiversité)…. Il s’agit finalement d’imposer une transition asymétrique : rester riche en forçant les autres à s'appauvrir.
Le récit progressiste qui invite à réinventer nos modes de vie
Il défend des modes de vie post-croissance (sobriété, entraide, justice sociale). Mais ces mouvements sont peu audibles du plus grand nombre dans des économies en perte de vitesse.
Le clivage entre ces deux récits ne porte pas seulement sur les moyens de la transition, mais sur sa finalité même : veut-on maintenir l’existant à tout prix, ou transformer en profondeur ce qui structure nos sociétés ?
Un monde multipolaire et conflictuel
Dans un contexte de rareté et d’instabilité, la transition deviendrait un terrain d’affrontement stratégique. Plusieurs formes de conflits émergent déjà ou seraient à prévoir :
Guerres hybrides autour des chaînes de valeur décarbonées
Sabotages de mines de lithium, blocages de routes maritimes transportant des terres rares, désinformation ciblée contre des projets de transition dans des pays rivaux : les technologies "vertes" deviennent des enjeux de sécurité.Pressions diplomatiques et technologiques
Des normes environnementales élevées sont utilisées comme instruments de pouvoir : sanctions climatiques, éco-protectionnisme, restrictions sur l’accès à certains marchés ou brevets.Soulèvements populaires face à une sobriété imposée à sens unique
Dans les pays du Sud comme dans les classes populaires du Nord, la perception d’une transition injuste pourrait provoquer des révoltes.
Dans cet arbitrage global entre réduction des émissions et maintien des modes de vie, l’Union européenne apparaît comme une cible stratégique pour les grandes puissances, qui pourraient chercher à lui faire porter une part disproportionnée de l’effort climatique.
La question n’est donc plus seulement « comment faire la transition ? », mais « pour qui la faisons-nous — et aux dépens de qui ? »
Déclinaison européenne : trois options pour la transition
Dans cette hypothèse, la transition française aurait du mal à être pensée indépendamment de celle de l’Union européenne. Trois trajectoires principales peuvent être envisagées.
Option 1 | L’Union Européenne choisit les modes de vie sobres comme projet politique
(équivalent du scénario 1 ADEME, avec une portée géopolitique)
Dans cette trajectoire, l’Union européenne opterait pour une stratégie de sobriété assumée, concertée et équitable. Elle ne chercherait pas à rivaliser militairement ou technologiquement avec les grandes puissances, mais à incarner une voie alternative : une puissance d’exemplarité.
La décarbonation s’appuierait sur :
des politiques de relocalisation,
la réduction des consommations matérielles,
les mobilités douces et les modes de vie ralentis,
une fiscalité climatique redistributive.
Ce modèle reposerait sur une légitimité démocratique forte (portée par les territoires, les coalitions citoyennes, les élus locaux), et sur une diplomatie coopérative, non prédatrice. La résilience deviendrait une arme douce, et l’Europe défendrait un récit de justice planétaire fondé sur la soutenabilité partagée.
La puissance européenne reposerait alors non sur la domination, mais sur sa capacité à incarner une voie de résilience et de justice dans un monde en crise. C’est une Europe plus frugale, mais politiquement stable et socialement inventive. Elle assumerait de ne pas rivaliser militairement ou technologiquement avec les grandes puissances, mais de redéfinir la prospérité autour du lien social, de la soutenabilité et de la santé collective.
Option 2 | L’Union Européenne défend ses modes de vie par la puissance
(équivalent des scénarios 3 et 4 ADEME, dans un monde de confrontation)
Face aux tensions globales, l’Union Européenne choisirait de défendre sa souveraineté matérielle en s’affirmant comme une puissance stratégique. Elle viserait à sécuriser ses approvisionnements, maintenir son niveau de vie, et limiter les dépendances extérieures.
Pour cela, elle :
investirait massivement dans l’innovation technologique (nucléaire, hydrogène, recyclage),
militariserait ses frontières et ses ressources stratégiques,
déploierait une diplomatie climatique conditionnelle,
négocierait des accords d’extraction ou d’accès aux ressources dans le Sud global.
Ce scénario repose sur une transition inégalitaire mais assumée. Les Européens vivraient dans un monde “propre” mais protégé, tandis que d’autres régions absorberaient les effets socio-environnementaux de ce modèle.
La paix deviendrait alors une variable d’ajustement. La souveraineté primerait sur la solidarité.
Le 5ème scénario de l’ADEME ?
Option 3 | L’Union Européenne subit une transition imposée de l’extérieur
(Déclin géopolitique – sobriété sous contrainte)
Dans ce scénario, l’Union européenne n’aurait pas réussi à se doter d’une stratégie cohérente. Divisée entre États membres, dépassée technologiquement par la Chine, soumise aux fluctuations des alliances américaines, elle entrerait dans une décarbonation par défaut.
Ce seraient les autres grandes puissances qui dicteraient les conditions : la Chine et les États-Unis monopoliseraient les ressources clés, fixeraient les prix du carbone, verrouilleraient les technologies critiques. L’Europe, affaiblie, serait contrainte de suivre, en s’alignant ou en se repliant. Dans le même temps, la Chine et les Etats-Unis maintiendraient leurs modes de vie.
La transition deviendrait alors une forme de décroissance imposée : raréfaction des produits importés, envolée des prix de l’énergie, fermetures d’usines, crises sociales. Les classes populaires paieraient le prix fort, tandis que les élites fuiraient vers des enclaves protégées.
Ce serait une Europe fracturée, sous influence, qui décarbonerait faute de mieux, dans un climat d’instabilité intérieure croissante.
Conclusion
Ce détour par la géopolitique me semble enrichir notre lecture des scénarios de transition. Il ne s'agit plus seulement d’arbitrer entre sobriété et technologie, décentralisation et centralisme, mais de comprendre dans quelles conditions réelles ces choix peuvent (ou non) être mis en œuvre.
Ce cinquième scénario, bien qu’imparfait et peu enthousiasmant, mérite d’être posé. Il ne s’agit pas d’y adhérer, mais de le considérer comme un éclairage sur les rapports de force qui pourraient façonner notre futur.
Envisager ces possibles permet de mettre en perspective les récits actuels de la transition. Ce scénario peut servir de point d’ancrage pour imaginer d’autres futurs où la transition ne serait plus une simple injonction technique ou morale, ni une case à cocher dans une trajectoire linéaire, mais un enjeu structurant au cœur des rapports de force mondiaux.
Face à ce constat, deux responsabilités émergent pour les acteurs de la transition :
Réintégrer les rapports de force géopolitiques dans la fabrique des récits de transition
Imaginer des stratégies collectives de résilience, à l’échelle européenne mais aussi locale, qui prennent acte de ces tensions.
Cela suppose un vrai changement de cadre mental : passer d’une transition morale à une transition stratégique, ancrée dans un monde instable, et capable de défendre ses valeurs sans les trahir.
Et si ce contexte tendu nous forçait, justement, à poser les bonnes questions — celles qu’on évite trop souvent ?
Et si l’un des enjeux majeurs des années à venir était de repenser la transition comme un projet de souveraineté démocratique, capable de répondre à la fois aux limites planétaires et aux nouvelles formes de puissance ?
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Passionnant!.. De quoi alimenter mon futur roman! Après "IM-Intelligence Mutualisée" me voici parti dans l'écriture d'un roman où j'imagine l'humanité dans 2000 ans après avoir finalement réussi cette indispensable transition géopolitique! La place de l'Europe actuelle entre les deux géants chinois et américain est sans aucun doute déterminante. Je crains malheureusement que nous ne soyons déjà engagés dans la 5ème solution vu ce qui se profile pour les prochaines années. Mais il faut se projeter plus loin encore pour donner une vision plus optimiste aux générations futures. A un moment, l'humanité, déjà confrontée à des bouleversements climatiques sans précédents, va commencer (pour la première fois depuis qu'elle existe sur cette Terre), à diminuer en nombre et ce, si je ne me trompe pas, dès l'orée 2100. Comment continuer dans un concept de croissance économique avec une population décroissante??? Et comment l'intelligence artificielle (que je préfèrerais sous le nom d'intelligence mutualisée) pourrait apporter des solutions inédites parce qu'elles sortent de notre cadre de pensée actuel!
Merci beaucoup pour cette analyse
Merci Noémie pour cette analyse stimulante. Je me demande si votre 5ème scénario n'omet pas une dimension cruciale : que se passerait-il si les pays du Sud global (Afrique, Amérique Latine, Asie du Sud) décidaient collectivement de prioriser leurs matières premières critiques pour leur propre développement durable, plutôt que de les exporter vers l'Europe? Cette inversion des rapports de force placerait l'UE face à une réalité brutale : une décroissance non choisie, une innovation forcée, ou une realpolitik aggressive. Peut-être que le véritable enjeu géopolitique de la transition n'est pas tant la capacité de l'Europe à défendre son mode de vie, mais sa capacité à se réinventer radicalement dans un monde où elle ne dicterait plus les règles du jeu? Ce renversement pourrait bien être le "6ème scénario" manquant...